Table des matières
L’INTERVIEW DE BROTHER BORED PAR FLORIDA MAN (4/6)
Extraits abrégés tirés de l’interview vidéo publiée en janvier 2021.
Partie Précédente | Partie Suivante |
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Partie 3 : analyser le niveau et le style des adversaires | Partie 5 : adapter son style de jeu au contexte |
Remarques préliminaires
Remarque du traducteur : Mr_Noob
- Pour ceux qui ne les connaissent pas, FloridaMan consacre une chaîne youtube à Diplomacy et Brother Bored tient un blog, un podcast, ainsi que certaines Masterclasses avec le vWDC (liens en fin d’article).
- Attention, tous deux jouent presque exclusivement (l’un en négo, l’autre essentiellement en gunboat) et ne discutent ici QUE du jeu avec parties à durée illimitée en draw-size scoring. De la même manière qu’un joueur de rugby à XV lisant un article sur le jeu à XIII ou sur le football américain, les habitués du jeu en 7 ans, en C-Diplo ou Win Namur, chercheront donc ici autre chose que des conseils tactiques ou stratégiques (en l’occurrence complètement inadaptés) : il s’agit plutôt d’en tirer matière à réflexion sur d’autres aspects du jeu et de la relation avec les autres joueurs, tant en négo qu’en gunboat.
Environ 80% (les derniers) de l’interview seront mis en ligne ici. Au fil des 6 “chapitres”, le niveau d’expérience du public cible ira croissant. Les pros, soyez donc patients.
[Transition : Selon les objectifs à moment donné de la partie, il faut savoir adapter sa stratégie vis-à-vis des autres joueurs, par ex. en fonction de leur niveau de jeu ou de leur style. Pour cela, il fait savoir jauger leur niveau ou leur état d’esprit, en dressant et en affinant à chaque tour le “profil mental” de chacun]
Partie 4 : LE CONCEPT DE NIVEAU DE YOMI
Période dans la vidéo [43'55“ - 54'40”]
BB : En Gunboat Diplomacy, j’ai développé une interprétation théorique de la manière dont les joueurs choisissent leurs coups, que j’ai trouvé très utile à l’élaboration de mon modèle mental et pour faire des prévisions individuelles du jeu adverse. J’ai travaillé pendant longtemps à une manière de l’expliquer de façon concrète, parce qu’en fait, je décide vraiment de mes coups de façon intuitive et qu’il m’est difficile de la traduire en mots. Mais j’y ai travaillé longtemps, parce que ça fait maintenant plusieurs années que je coache des joueurs. J’ai commencé à en faire mention dans mes articles et je prévois de publier quelque chose sur le sujet l’an prochain, j’espère. Ce sera une explication détaillée, mais j’aimerais t’en parler maintenant puisque ça tombe dans la discussion.
FM : Avec plaisir…
BB : Voilà, en matière de théorisation des jeux, j’ai beaucoup appris du concepteur de jeux indépendant David Sirlin. On ne se connait pas personnellement mais j’ai suivi son travail pendant des années sur kickstarter, sur quasiment tous ses jeux de plateau. Il vient de la communauté des jeux de combats et beaucoup des concepts de jeu qu’il en a retirés se retrouvent dans les jeux de plateau qu’il développe.
Dans un jeu vidéo de combat, comme tournament fighters, disons street fighter ou super smash brothers ou dragon ball fighters, n’importe quel jeu de ce genre, les joueurs déclenchent leurs coups, dans le fond, de manière simultanée. Ils le font quasi simultanément, parce que tout va tellement vite qu’on n’est en réalité pas capable de réagir à un geste précis déclenché par le joueur adverse. Donc si tu places une attaque contre moi, je dois maintenir le bon bouton appuyé au moment où tu la déclenches, de manière à la parer. Et ainsi de suite pour toutes les combinaisons de coups possibles.
Dans un jeu vidéo de combats, toute action peut être contré par une autre. S’il est bien conçu, il sera équilibré, mais tu as besoin de savoir ce que ton adversaire est en train de faire au moment précis où il appuie sur les boutons. Si tu regardes une vidéo des joueurs d’élites qui combattent pour le titre mondial, tu les verras faire des choses comme, par exemple, un joueur qui choisira d’appuyer sur le bon bouton peut-être 99 fois d’affilée. Comment est-ce possible ? Enfin quoi, fondamentalement, ils jouent à “pierre papier ciseaux” ! Je veux dire qu’il y a tellement de mouvements possibles dans ces jeux… comment peux-tu correctement deviner le geste de l’autre joueur ?
Et bien la réponse est que le rythme de la partie est tellement rapide, que les joueurs n’agissent pas aussi aléatoirement qu’ils le pourraient. Ils se reposent sur leurs habitudes et donc, si tu es le joueur qui est parvenu à rentrer dans la tête des autres, tu sauras quels sont leurs habitudes, comment ils envisagent le jeu, et alors, parfois, tu pourras parfaitement les contrer.
Pour le comprendre, David Sirlin a recours au concept de “niveau de yomi”. Je m’explique : yomi est un mot japonais qui se rapporte notamment au fait de lire dans les pensées. C’est en tout cas ma compréhension de ce mot. Ça n’a de toute évidence aucune connotation magique, il s’agit de rentrer dans la tête d’un autre joueur, comme si je savais tout ce qui se passe dans ta tête.
Un niveau de yomi est une méthode où contrer ce que l’autre joueur utilise va décider de tes propres coups. Disons par exemple que nous soyons dans un jeu de combat et que mon personnage soit capable d’attaques vraiment puissantes. C’est un personnage offensif avec de gros poings, avec lesquels j’attaque. Donc je veux appuyer sur le bouton “coup de poing” pour attaquer, c’est ma meilleure attaque. Ça, c’est le yomi de niveau zéro, en ce sens que je n’essaie même pas de contrer les coups de mon adversaire. Je ne fais qu’effectuer le geste que je pense être mon préféré ou mon meilleur coup.
De là, l’autre joueur pourrait avoir recours au yomi, du genre “ok, je vois que ce joueur adore attaquer avec ses poings, c’est tout ce qu’il fait. Je vais donc commencer à parer, même si parer ne va pas forcément m’avancer beaucoup”. La plupart du temps, ça n’est même pas mon geste le plus fort, mais il bat cette attaque, donc j’ai besoin de le contrer. Ça, c‘est le yomi de niveau un : contrer ce que tu penses que l’autre joueur va faire.
Ok, disons maintenant que je sois un peu joueur avec de gros poings qui est un plus avancé que ce que tu pensais. J’anticipe que tu débuteras le match en parant et donc je commencerais en te faisant des prises, un geste qui va contrer tes parades. Même si cette prise n’est pas très bonne, même si elle ne cause pas beaucoup de dégâts, elle bat cette parade. C’est le yomi de niveau deux, dans lequel j’anticipe que tu vas anticiper ce que je vais faire, donc je fais quelque chose qui n’a pas beaucoup de sens, dans le seul but de t’empêcher de lire mon jeu.
Ce sont les niveaux de yomi. Au niveau zéro, je porte le bon coup qui est le plus évident, celui que mon personnage ou, à Diplomacy, que mon pays devrait logiquement porter. C’est le coup par défaut.
Le niveau un consiste à anticiper les coups de l’adversaire et à essayer de les contrer. Et le niveau deux consiste à sortir volontairement quelque chose d’imprévisible pour empêcher les autres joueurs d’essayer de te contrer. C’est une parade à leurs parades.
Dans la plupart des situations de jeu à Diplomacy, la configuration tactique est telle que les joueurs sont en mesure de… hum… des niveaux de yomi existent aussi. Je vais plutôt donner un exemple qui, j’espère, éclaire ce concept. Disons, sans tenir compte du reste du plateau et en laissant de côté la diplomatie et la stratégie, je ne parle que du yomi… disons que l’Allemagne a une armée en Prusse et en Silésie, et que la Russie a des armées à Varsovie et Moscou. Disons que l’Allemagne a une troisième armée à Munich ou à Berlin qui n’est pas encore positionnée.
Il y a un coup de niveau yomi 0 pour l’Allemagne, qui consiste à bouger une de mes armées sur Varsovie et de la soutenir avec l’autre. Ça optimise mes chances de prendre Varsovie. Si la Russie fait quoi que ce soit d’autre que de supporter Varsovie, Varsovie est mienne, je vais la prendre. Je n’ai pas à chercher plus loin, je ne cherche pas à contrer les mouvements russes, je fais le mouvement le plus évident. Si la Russie ne le contre pas, il passera.
Maintenant, en tant que Russie, tu peux regarder le plateau et te dire : “l’Allemagne a un coup évident à jouer, l’attaque avec soutien contre Varsovie, ce sera une capture, je ne pourrai pas la récupérer. C’est du sérieux, là, l’Allemagne pourra suivre derrière avec sa troisième armée pour verrouiller”. Ok, il va falloir… je veux contrer avec mon coup de niveau yomi 1, Moscou va soutenir Varsovie, ce qui, en soi, ne m’apporte rien, je ne fais aucune avancée en soutenant Varsovie avec Moscou, ce coup n’a de sens que si j’essaie de contrer une attaque allemande que j’anticipe.
Mais l’Allemagne dispose d’un coup de niveau yomi 2 : elle peut avancer de Prusse en Livonie, de Silésie en Prusse et de Berlin ou Munich en Silésie, et se positionner pour une future attaque.
FM : Ce qui revient à monter de niveau, en passant du jeu dicté par le plateau au jeu basé sur les autres joueurs. Pardon…
BB : Pas de soucis, tu me suis parfaitement. La Russie a elle aussi un coup à jouer de niveau yomi 2. Tu vois lequel ?
FM : Contrer le mouvement en Livonie.
BB : C’est juste, mais pour ça, la Russie doit renoncer à défendre Varsovie.
FM : Ouais, c’est un gros risque à prendre. Si la Russie n’est pas certaine d’avoir une bonne lecture de l’état d’esprit dans lequel se trouve l’Allemagne, alors elle pourrait bien lui offrir Varsovie.
BB : Et oui, parce que si l’Allemagne sort un coup de niveau yomi 0 et que la Russie fait quoi que ce soit d’autre, la Russie perd Varsovie et se retrouve en très mauvaise posture. C’est un cas de figure très simple, mais ce concept peut être appliqué à pratiquement toutes les configurations tactiques, dans lesquelles tu analyses la situation : “ok, quel est le coup évident que le joueur aimerait placer pour améliorer sa position ? Quelle est la parade ?”, et ainsi de suite, quels sont les niveaux croissants de parade que les joueurs ont à disposition.
C’est très utile pour avoir une grille de lecture de la psychologie d’un joueur, parce tu t’apercevras que beaucoup de joueurs exécutent invariablement des coups de niveau yomi 0. Ils ne font aucun effort pour anticiper et contrer les coups des autres joueurs, ou alors si peu lorsque ces coups sont évidents.
Donc, si je ne vois jamais un joueur donné faire de contres avancés ou complexes, je peux prédire qu’il n’y aura pas recours. Même si en théorie il pourrait contrer cette attaque que j’essaie de placer dans une configuration compliquée. Mais il ne le fera pas ! Il ne joue pas ces coups, il ne place pas ces contres compliqués, et donc je suis certain de m’en tirer.
Alors, voir un joueur exécuter un coup de niveau yomi 2 à quelque moment de la partie que ce soit t’en dit énormément sur son expérience et son habileté. Ce coup n’a de sens que si il ou elle essaie de contrer un coup qui lui-même vise à contrer son propre coup. Disons que je sois l’Angleterre, la France ou n’importe qui, et que j’observe cet affrontement entre l’Allemagne et la Russie. Je n’y prends pas part, mais je vois la Russie faire rebondir mutuellement Moscow & Varsovie en Livonie. Quoi qu’il arrive à partir de là, ou quel que soit l’issue de cet affrontement, je sais dorénavant que la Russie est un bon joueur, qui a beaucoup joué à Diplomacy. Pour que ce coup ait le moindre sens, il faut qu’il ait suffisamment joué à Diplomacy. Et j’ai déjà appris ça au sujet de ce joueur. Je m’attends maintenant à ce type de coup si d’aventure la situation l’exigeait.
FM : Tu jauges le niveau de subtilité des autres joueurs. C’est très utile. En particulier parce que beaucoup de parties sont jouées anonymement, que ce soit en négo ou en gunboat. On n’y va pas en ayant connaissance des joueurs qui participent. À l’idéal on n’a jamais une connaissance complète des autres joueurs. C’est en tout cas comme ça que ces parties sont prévues. Alors, oui, c’est un bon truc pour être en mesure de deviner le niveau d’expérience de la personne à qui tu as affaire, et aussi du volume de réflexion qu’elle accorde au jeu. Parce que si tu as assisté depuis l’Angleterre à cette bataille entre Russie et Allemagne, et que tu retrouves plus tard à devoir ou vouloir attaquer la Russie, tu pourras mettre ce degré de clairvoyance supplémentaire à profit pour anticiper la manière dont elle contrera tes coups.
BB : Oui.
FM : Quoique le truc flippant, si tu veux mon avis, c’est d’en arriver au point où les joueurs anticipent que quelqu’un anticipe qu’ils anticipent, et du coup ils sortent juste un coup de niveau yomi 0, parce qu’ils savent que quelqu’un lira leur jeu. Et donc là, l’Allemagne tentera sa chance et placera une attaque soutenue contre Varsovie.
BB : Mais si tu joues à Diplomacy à haut niveau, je pense que c’est intéressant.
LIENS
L’interview complète, sur la chaîne youtube de FloridaMan
Le blog de Brother Bored : https://brotherbored.com/