−Table des matières
L’INTERVIEW DE BROTHER BORED PAR FLORIDA MAN (2/6)
Extraits abrégés tirés de l’interview vidéo publiée en janvier 2021.
Partie Précédente | Partie Suivante |
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Partie 1 : l'équilibre en gunboat | Partie 3 : Analyser le niveau et le style des adversaires |
Remarques préliminaires
Remarque du traducteur : Mr_Noob
- Pour ceux qui ne les connaissent pas, FloridaMan consacre une chaîne youtube à Diplomacy et Brother Bored tient un blog, un podcast, ainsi que certaines Masterclasses avec le vWDC (liens en fin d’article).
- Attention, tous deux jouent presque exclusivement (l’un en négo, l’autre essentiellement en gunboat) et ne discutent ici QUE du jeu avec parties à durée illimitée en draw-size scoring. De la même manière qu’un joueur de rugby à XV lisant un article sur le jeu à XIII ou sur le football américain, les habitués du jeu en 7 ans, en C-Diplo ou Win Namur, chercheront donc ici autre chose que des conseils tactiques ou stratégiques (en l’occurrence complètement inadaptés) : il s’agit plutôt d’en tirer matière à réflexion sur d’autres aspects du jeu et de la relation avec les autres joueurs, tant en négo qu’en gunboat.
Environ 80% (les derniers) de l’interview seront mis en ligne ici. Au fil des 6 “chapitres”, le niveau d’expérience du public cible ira croissant. Les pros, soyez donc patients.
[Transition : après avoir vu comment l’absence de communication verbale ou écrite modifie l’équilibre entre les puissances, Brother Bored en évoque les conséquences dans les parties entre débutants, généralement défavorables à la Russie et l’Autriche-Hongrie]
Partie 2 : L’IMPORTANCE DU META
Période dans la vidéo [22'29“ - 32'12”]
BB : Mais des joueurs avertis, qui comprennent le gunboat, qui ont lu sur le sujet, ou qui ont peut-être lu mon blog, ont appris des choses telles que “Ok, la France est intrinsèquement forte, ça veut dire que j’ai vraiment intérêt à l’attaquer tôt et sans relâche et à aider d’autres joueurs à le faire, parce que si je ne m’y prends pas en 1901, je n’en aurais peut-être plus jamais l’occasion”… Et donc, au fil du temps, sur webdiplomacy par exemple, où beaucoup de joueurs lisent mon blog (je pense que c’est parce que j’y ai joué l’essentiel de mes parties et que j’y ai commencé ma “carrière” en ligne), sur webdiplomacy, beaucoup de joueurs de gunboat vont se rameuter et attaquer la France d’entrée de jeu. Et ils ne desserreront pas leur étau tant que la France ne sera pas affaiblie, parce que c’est ce que j’ai préconisé. J’ai dit “Allez-y, abattez la France, sinon vous aurez des ennuis par la suite”. Je le mentionne pour les joueurs qui peuvent nous écouter et qui se disent “la France est nulle, chaque fois que je la joue, je me fais démonter”. Ça n’est pas que la France est mauvaise, c’est parce que les joueurs essaient de contrebalancer. C’est la force de la France qui…
FM : Ouais, c’est curieux… je pense que le méta-jeu en négo exerce aussi une influence, mais qu’elle est beaucoup plus, beaucoup plus estompée. Je veux dire que quoi qu’il y ait une forme de consensus sur les puissances les plus fortes, la France, la Russie et probablement l’Allemagne (sur la base de vieilles statistiques sur les pays qui ont le plus de chance de l’emporter), et bien personne n’attaque la France, l’Allemagne ou la Russie sur la base de ces chiffres, parce que, je pense, chaque partie est différente en négo. Il n’y a aucune régularité qui ferait que la France se fasse réellement détruire rapidement si une alliance se forme contre elle, et cela vaut pour les autres puissances. Mais je crois qu’en gunboat, ces disparités géographiques peuvent vraiment être décisives.
BB : C’est exactement ça. Et le metagame est un concept qui est très important pour la compréhension du gunboat, pour cette raison mais aussi parce que les joueurs ne peuvent pas communiquer avec des mots.
Pour les spectateurs qui l’ignorent, le metagame est une terminologie propre aux jeux de plateau et aux jeux vidéo, qui fait référence à vos anticipations ex ante, au tout début, sans connaissances préalables de quoi que ce soit concernant les autres joueurs. C’est ce que vous imaginez voir les autres joueurs faire, sur la base des habitudes au sein d’une communauté de joueurs.
J’ai joué à beaucoup de jeux de tir en ligne dans mon adolescence, peut-être plusieurs heures par jours pendant l’été, et un exemple de concept de metagame pourrait être si l’on s’attend à ce que des joueurs se précipitent pour récupérer dès le début cette arme puissante, là. Tout le monde cherche le fusil de précision dès le début, alors tu te dis “ok, je ne vais même pas m’en soucier parce que tout le monde se précipite par là-bas et va s’entretuer, et je n’ai aucune chance de le récupérer. Je vais chercher la seconde meilleure arme, même si je sais que ça n’est que la seconde, parce que je sais que j’ai vraiment des chances de l’avoir”. Vous avez là un méta-jeu : je vais mettre en pratique ce que j’ai appris de mes expériences passées et ce que je sais des habitudes et des tendances des autres joueurs, même si je ne sais rien des joueurs particuliers que j’essaie de contrer.
Et ça, c’est très important en Gunboat Diplomacy, parce que les joueurs sont anonymes et que vous ne disposez que du strict minimum d’information à leur sujet, comme le site web sur lequel vous jouez, si c’est un tournoi et qui d’autres s’y est inscrit. webdiplomacy fonctionne avec un système de mise avec des jetons virtuel, du genre “Ok, s’il a fallu miser beaucoup de jetons pour s’inscrire à cette partie, c’est que les autres ont au moins dû avoir joué avant”. Tu sais, si c’est le cas, qu’ils ont déjà gagné quelques parties, mais c’est tout.
En dehors de ça, tu n’as pas grand-chose à te mettre sous la dent, donc tu dois décider de tes mouvements, en particulier de tes mouvements de départs, en anticipant ce que tu penses les autres faire. Par exemple, il est très fréquent de voir l’Autriche et la Russie faire un bounce en Galicie en 1901, même si négocier de laisser ce territoire vacant est assez courant… au point qu’il est, je dirais, presque aussi probable en négo d’y voir un stand-off que de la voir rester libre, ou alors, je ne sais pas, il y en a un qui se faufile, en prétendant vouloir démilitariser mais qui, finalement, y va. Mais en gunboat, je dirais qu’on voit un rebond dans 95% des cas. Et c’est parce qu’ils anticipent que l’autre va en Galicie. Je suis l’Autriche, si je pense que la Russie va en Galicie, je dois le contrer. Je suis la Russie, si je pense que l’Autriche va en Galicie, je dois le contrer.
FM : C’est un territoire si important qu’on ne peut se permettre de voir quelqu’un d’autre le prendre.
BB : Exactement. Donc il y a plein de mouvements comme celui-là que tu verras dans les ouvertures, qu’on peut tenir pour pratiquement acquis. La Turquie et la Russie vont presque certainement, avec une fréquence similaire, se contrer en Mer Noire, alors qu’en Diplomacy classique, elles peuvent souvent négocier de faire quelque chose de différent. C’est juste que… que veux-tu faire d’autre ? Je sais juste qu’il y a de vraies chances que le joueur russe y aille ou je sais que le joueur turc aimerait y aller, donc j’ai besoin de le contrer.
Et ça ne vaut pas que pour les ouvertures mais pour les concepts stratégiques en général : quelles alliances sont susceptibles d’être formées et quelles en sont les implications ?
Par exemple… dans un metagame bien établi, avec des joueurs expérimentés, il est peu probable de voir l’Italie attaquer l’Autriche en 1901. La plupart du temps tu verras l’Italie jouer neutre, menacer la France ou encore se préparer à attaquer la Turquie. C’est ce que tu auras le plus de chances de voir. Et la raison pour laquelle c’est si fréquent, à mon avis, c’est que l’Italie ne peut pas vraiment monter de Wintergreen avec la Russie. Il faut de la négo pour ça. Il n’y a pas de frontière commune, ça exige une communication approfondie. Donc, si l’Italie attaque l’Autriche tôt dans la partie, l’Italie lui prendra probablement des centres, mais dans le même temps, ce sera la foire d’empoigne entre la Turquie et la Russie pour savoir qui gagnera la plus de centres. Mais souvent, l’Italie se fera dominer par la Turquie, ou au mieux se retrouve avec une partie nulle, du fait de la faiblesse de la Russie et de l’impossibilité de coordonner leurs mouvements pour coincer la Turquie.
Si on est conscient de cette tendance, du fait que “Ok, si j’attaque l’Autriche tout de suite, je n’empocherai probablement pas la victoire, peut-être une égalité… j’y vais pas, je vais faire autre chose”, ça se passera probablement comme ça. Alors, le joueur autrichien aura probablement des anticipations similaires : “le joueur italien est peu susceptible de m’attaquer en 1901, donc j’ouvre avec un Balkan gambit en déplaçant Vienne en Galicie, Budapest en Serbie et Trieste en Albanie“. D’ailleurs, mes parties, il est assez courant de voir l’Italie bouger Venise en Piedmont et l’Autriche faire Trieste-Albanie en 1901 et dé-escalader immédiatement dans la région, parce que les deux anticipent les conséquences d’une attaque mutuelle et que le bénéfice de ne pas attaquer…
Ok, mais cela a d’autres répercussions… si je suis la Turquie et que je sais que les choix les plus probables, dans le metagame, sont pour l’Italie de ne pas attaquer l‘Autriche et pour l’Autriche d’éloigner ses unités de l’Italie, alors ça veut dire que mes meilleures chances de trouver un allié résident dans la Russie. Donc, attaquer la Russie et bouger mon armée de Smyrne en Arménie n’est peut-être pas une super ouverture, parce que, même si attaquer la Russie peut souvent être une manière parfaite de commencer une partie, si je sais que… si je m’apprête à attaquer la Russie au moment même où une alliance austro-italienne se met en route, oh… ce serait une grave erreur. Donc les joueurs turcs, dans ces parties, sont peu susceptibles d’ouvrir avec une armée en Arménie et d’attaquer la Russie.
Et ainsi de suite, avec tous ces joueurs qui anticipent ce que les autres vont probablement faire et qui décident de leurs coups en conséquence. Les anticipations deviennent alors une sorte de prophétie auto-réalisatrice dans laquelle, parties après parties, des Juggernauts se forment invariablement contre des alliances austro-italiennes, parce que si tu ne suis pas le mouvement, tu risques d’être celui qui finira dans le pétrin. Et ce metagame est différent d’une communauté à l’autre. Si vous jouez sur backstabbr ou playdiplomacy ou dans une ligue fermée qui organisent ses parties via Nexus, vous verrez le metagame aller dans une autre direction, parce que vous aurez affaire à une communauté de joueurs qui, d’une certaine manière, se connaissent entre eux et qui auront d’autres attentes quant à aux décisions des autres joueurs…
FM : Oui, je sais que c’est similaire en négo, parce qu’au sein d’une communauté de joueurs comme, je crois, les Weasels à Chicago, qui aiment ouvrir en Arménie avec la Turquie, et ça quelle que soit le contexte diplomatique. Ils trouvent ça tout à fait normal… Pour moi, c’est de la folie, à moins d’avoir décidé de jeter toutes mes forces contre la Russie. Mais pour eux, c’est quelque chose que la Russie doit pardonner si elle décide au final de travailler avec toi. C’est juste un méta-jeu différent.
BB : À mon avis, comprendre le metagame de la communauté dans laquelle tu joues est absolument essentiel pour réussir en gunboat, parce que tu ne disposes de rien d’autre pour décider de tes ouvertures. En négo, même si les joueurs ont des idées farfelues sur le metagame, ils peuvent, malgré tout, te les communiquer avec leurs mots et tu as la possibilité de pouvoir y réfléchir et d’y répondre… Tu n’en as pas la possibilité au gunboat.
FM : Ouais, c’est comme si ta réussite ou ton échec, en gunboat, repose vraiment sur ta compréhension de la communauté dans laquelle tu évolues.
LIENS
L’interview complète, sur la chaîne youtube de FloridaMan
Le blog de Brother Bored : https://brotherbored.com/